Isabelle Fleury fait manier les aiguilles pour réparer les vivantes
Des entrepreneuses à Versailles qui ont de belles idées de business local, il y en a, et on aime vous les présenter. Mais Isabelle Fleury, dont on veut vous parler cette fois, réunit deux thématiques chères à notre ADN : l’entreprenariat au féminin ET le solidaire. Entrepreneuse du cœur, elle a créé l’association « Les Aiguilles de Mossoul » qui a changé la vie de femmes irakiennes.
Une Versaillaise en Jordanie
C’est dans un beau salon versaillais du quartier Saint Louis qu’Isabelle me reçoit. Nous sommes chez une de ses amies, où a lieu une vente des Aiguilles de Mossoul. Un petit tour des lieux me permet d’admirer ce que l’association propose : gilets, barboteuses, béguins, chaussons, écharpes, bandeaux et couvertures en laine. Sur un pouf sont disposées deux feuilles plastifiées, l’une montrant un groupe de femmes en train de tricoter et l’autre des portraits au-dessus d’une litanie de prénoms : Hadil, Hala, Ghadder, Lina, etc. « A chaque vente, elles prient pour vous ! » lance Isabelle à la cantonade. Intriguée par l’origine et le succès de ces tricots dont j’ai entendu parler au détour d’un café, je tire sur le fil de la pelote afin d’en savoir plus. Assise fièrement au milieu de ce joli bazar, et tandis que les mamans font leur marché autour de nous, Isabelle accepte de me conter leur histoire.
Partie en Jordanie pour suivre son mari, Isabelle atterrit à Aman en Septembre 2016. Dès le lendemain de son arrivée dans la capitale jordanienne, elle se rend à la paroisse avec une obsession en tête : profiter de ce séjour pour se rendre utile et aider ceux dans le besoin. Pas de curé en vue, mais dans le jardin paroissial, des femmes discutent assises en cercle. Prenant place au milieu d’elles, la française lance tout de go : « Bonjour, je suis là pour 3 ans et je voudrais aider, que puis-je faire pour vous ? ». Mais ces mères de famille traditionnelles arabes qui s’occupent de leurs enfants et de leur mari ne savent quoi lui répondre. Petit à petit, Isabelle réalise que ces chrétiennes d’Irak ont fui leur pays à l’arrivée des soldats de Daesh, abandonnant des situations aisées pour la plupart. En arrivant en Jordanie, elles ont tout perdu, mais elles sont surtout détruites par ce qu’elles ont vécu : viols, massacres, expulsions en pleine nuit, pillages, maisons brulées… « L’une d’elles, Neeven, avait le regard vide, se souvient Isabelle, elle ne regardait rien ». Touchée par cette détresse, les entrailles en feu, elle cherche une idée. « Soudain, j’ai eu une lumière. En voyant Ghania tricoter je me suis dit « voilà ce qu’elles vont faire et je vendrai leurs ouvrages en France ». Elle n’imaginait pas l’ampleur que prendrait cette décision.
Dubitatives au début, les Irakiennes se laissent emportées par l’enthousiasme et l’énergie de cette blonde aux yeux clairs dont l’assurance déplace les montagnes. « Ghania leur a appris à tricoter et, huit jours après, j’envoyais en France ce qu’elles avaient confectionné. Au début c’était très simple : des écharpes et des couvertures. C’était hyper moche mais mes amis et ma famille ont tout acheté par solidarité » précise-t-elle dans un grand sourire. La joie est à son comble. Avec cette première vente, l’argent récolté leur permet déjà d’améliorer leur quotidien. « Un pull acheté c’est une bonbonne de gaz pour chauffer toute une famille » nous informe Isabelle.
Ni sou ni maille
La Jordanie est un pays très pauvre. Si le roi accepte les réfugiés, il ne leur délivre cependant pas de permis de travail à cause d’un taux de chômage déjà trop élevé pour les Jordaniens. Sans ressources, ces familles irakiennes peinent à payer leur loyer, la nourriture et l’école pour leurs enfants. « C’est la misère, les maris vivent mal de ne pouvoir faire vivre leur famille et les femmes sont brisées par ce qu’elles ont subi », témoigne Isabelle, qui est toutefois bouleversée par leur générosité malgré ce dénuement. A force de visites, elle gagne la confiance de ses tricoteuses qui, avec le temps, s’ouvrent à elle et lui racontent les drames de leur vie : « Ce couple a vu leur 6ème fille, la dernière de 12 ans, enlevée par Daesh, mais ils se considèrent moins pauvres que d’autres parce qu’ils sont ensemble et qu’ils ont encore leur cinq autres filles » nous décrit-elle. Mais la Jordanie n’offre qu’un accueil de transition : n’ayant pas le droit de travailler et aucun statut, les familles ne peuvent se projeter dans l’avenir et rêvent toutes de partir pour le Canada, l’Australie, l’Allemagne ou la France. Grâce à l’association, elles peuvent cependant sortir la tête de l’eau et tenter de se reconstruire. « Dans ce jardin paroissial, en voyant Neeven, ses 38 kg et son regard éteint, je me suis dit « si j’arrive à lui mettre des aiguilles dans les mains, ce sera le signe que l’intuition était bonne » se rappelle Isabelle. Trois mois plus tard, Neeven était teacher du groupe et dépasse maintenant ses consœurs en poids. De fait, l’activité manuelle agit comme une thérapie pour ces femmes meurtries qui, dans le désœuvrement, se recroquevillent sur leurs blessures. Si elle n’efface pas les traumatismes, elle a permis d’ouvrir des chemins de guérison qu’Isabelle a voulu accompagner parallèlement en mettant en place des groupes de parole afin de soigner aussi les cœurs.
Une femme de terrain
A 56 ans, cette mère de 6 enfants n’en est pas à sa première opération « cobra », il semblerait plutôt qu’elle ait l’engagement associatif dans le sang. A peine mariée, elle se met au service des personnes de la rue via l’association SOS Accueil à Versailles, dans laquelle elle restera cinq ans. Visiteuse de prison à Bois d’Arcy, de personnes âgées ou handicapées, Isabelle, guidée par sa foi et sa profonde reconnaissance d’avoir été gâtée par la vie, ne vit que pour apporter de la joie et de l’amour aux autres. « Mes enfants ont grandi dans des maisons de retraite ou des CAT. Au début mon mari était surpris lorsqu’il rentrait du travail et qu’il croisait un SDF qui sortait de la salle de bain, mais il s’est habitué » nous dit-elle en riant.
Avant la Jordanie, Les Fleury étaient à Jérusalem. Là, Isabelle avait monté un projet de fabrication de sacs à partir de tapis pour venir en aide aux familles palestiniennes. Un de ses objectifs : récolter 10 000 dollars pour payer une greffe de peau à un enfant brûlé. Mais à Amman, l’affaire prend une autre tournure. De fil en aiguille, Isabelle tisse avec ces femmes qu’elle visite tous les jours, de véritables relations d’amitié qui ancrent le projet dans le temps. En décembre 2016, elle ouvre une page Facebook afin d’organiser les ventes en France. Très vite, grâce au réseau et aux âmes généreuses, des ventes voient le jour dans différentes villes. « Les Français ont fait un accueil magnifique à l’association ». Au bout d’un an, la matière première a pu être achetée avec les bénéfices et au bout de deux ans, Isabelle avait 47 tricoteuses. Pour diversifier les produits elles se sont mises à la couture avec l’aide de dons de machines à coudre et d’une bénévole partie leur donner des cours. Aujourd’hui, les articles n’ont plus rien à envier aux fabrications industrielles : les blouses en double gaze ou les pull à col volanté représentent un artisanat de qualité que l’on n’hésite pas à offrir en cadeau de naissance par exemple. « Entre octobre et décembre, nous faisons quatre ventes par semaine, mais c’est à Versailles que nous réalisons les plus grosses ventes » assure Isabelle, pleine de gratitude envers cette ville et ses donatrices. Si elle n’y habite plus à cause de la carrière militaire de son mari, elle reste cependant très attachée à la cité royale où elle a vécu pendant douze ans et où demeure une grande partie de sa famille.
Je commence à comprendre maintenant cette fierté qui pétille dans le regard d’Isabelle. Ce n’est pas, comme je l’ai cru au début de cet entretien, une fierté personnelle, dû à la réussite de « Son Œuvre ». Je saisis, qu’en réalité, elle est fière des « filles », ces mères irakiennes, qui ont appris à tricoter, à coudre, qui se sont donné les moyens, qui ont cru à l’impossible. Fière des progrès qu’elles ont faits et des magnifiques produits qu’elles réalisent à présent. Fière de savoir que par leur « travail », elles ont retrouvé sens, dignité, joie et confiance en elles. Fière de voir que les maris sont fiers de leurs épouses qui font vivre leur famille et ravivent en eux l’espérance. Mais surtout, je crois qu’Isabelle est fière de connaître ces femmes, qui, par leur témoignage de vie, leur fidélité et leur générosité malgré tout ce qu’elles ont vécu, l’ont bouleversée, édifiée et ont transformé sa vie. Heureuse est-elle, car, en leur amitié, elle a trouvé un trésor.
Les aiguilles de Mossoul|page Facebook